(conférence du 1er mars 2018)
(conférence du 1er mars 2018)
Les cathédrales et les grandes collégiales étaient aux XVIIe et XVIIIe siècles les principaux foyers de vie musicale en province. Dotées d’un « corps de musique » (chanteurs et instrumentistes) que renforçaient pour les grandes occasions des musiciens recrutés à l’extérieur, ces églises étaient aussi des lieux de composition puisque les maîtres écrivaient régulièrement de nouvelles pièces pour enrichir et renouveler le répertoire. De plus, leurs maîtrises assuraient une formation de haut niveau à un groupe d’enfants de chœur, dont les meilleurs devenaient à leur tour musiciens professionnels ou maîtres de musique.
La cathédrale de Clermont ne fait pas exception à cette règle. Elle a même accueilli des musiciens de talent (Rameau comme organiste, Bouzignac ou Grénon comme maîtres de musique). Si elle n’a pas réussi à les fixer longtemps sur place, c’est parce que l’itinérance est l’une des caractéristiques de la profession.
Les archives, certes, ne sont pas vraiment à la hauteur des attentes de l’historien. Musique et maîtrise dépendaient du chapitre canonial, et il n’y a donc pas d’archives spécifiques. Les renseignements sont dispersés dans les archives capitulaires (délibérations, comptabilité), qui ne fournissent souvent que des informations éparses ; il est ainsi impossible de dresser une liste complète des musiciens qui ont exercé à la cathédrale, ou même celle des maîtres de musique.
Les aspects les mieux documentés sont, comme c’est fréquemment le cas, les situations de conflits, notamment entre les chanoines et les musiciens. Quant aux partitions, il n’en subsiste que des épaves. Mais une enquête approfondie permet toutefois de se faire une idée assez précise du personnel musical et de ses fonctions, comme des pratiques d’exécution de la musique.
Dans l’ensemble des cathédrales, on rencontre deux types de chanteurs et de musiciens, qui sont tous des hommes, la musique étant uniquement assurée par des tessitures graves, exception faite des quelques voix d’enfants qui s’ajoutent à celles des adultes. Les uns sont des salariés (dits aussi « gagistes »), recrutés exclusivement pour la musique, le plus souvent après audition ; ecclésiastiques ou laïcs, ils changent assez souvent d’employeur pour accroître leurs revenus et faire carrière.
Les seconds sont tous des clercs, que l’on peut appeler « choriers » puisqu’ils exercent divers emplois dans le chœur (chant et musique1, mais aussi autres formes de participation aux cérémonies) ; la plupart du temps, ils passent au cours de leur vie professionnelle du statut d’habitués (sans revenus fixes) à celui de prébendés (emploi à vie et revenus stables) et, à la différence des gagistes, demeurent généralement attachés à la même église durant toute leur vie. La part des musiciens relevant de chacune de ces deux catégories de musiciens est très variable d’une église à l’autre ; ainsi la cathédrale du Puy ne compte que des choriers. À Clermont, les deux groupes existent (cf. infra).
Pour les offices, le chœur de la cathédrale accueille ainsi des personnels aux statuts très variés. Les chanoines, tout d’abord, siègent dans les « hautes stalles » et ont autorité sur l’ensemble du personnel du chœur. Leur fonction première est la récitation et le chant de l’office, mais leur assiduité est imparfaite et leur aptitude souvent limitée ; en conséquence, ils se « déchargent » au moins partiellement de leur devoir sur le bas chœur, c’est-à-dire tous les dépendants qui, pour la plupart, siègent au-dessous d’eux dans les stalles. Les chanoines semi-prébendés sont au sommet de la hiérarchie du bas chœur et ont le privilège de rendre place dans les hautes stalles, aux côtés des chanoines. Depuis le milieu du Les stalles actuelles (photo J.P. Gobillot) XVIIe siècle, on en compte 12 à la cathédrale de Clermont. En dépit de leur titre et de leur place dans le chœur, il ne s’agit pas à proprement parler de chanoines (en particulier ils ne participent pas aux assemblées capitulaires) et ils doivent obéissance au chapitre. Ils sont là pour aider et suppléer les chanoines et sont rémunérés par des revenus fixes (des semi-prébendes). Leurs charges incluent à la fois le chant et la musique, ce qu’ils contestent.
Le bas chœur compte aussi des choriers ou habitués, qui sont souvent d‘anciens enfants de chœur entrés dans l’état ecclésiastique, qui attendent qu’une place de semi-prébendé se libère, en vivant du service des
chapelles et des fondations, tout en participant au chant des offices, tâche pour laquelle ils sont rémunérés à l’acte, percevant les « distributions » selon le tableau de présence établi par le « pointeur » pour chaque cérémonie. Leur nombre n’est pas fixe, et ils ne sont pas tous mobilisés pour l’ensemble des fêtes, seules les plus grandes exigeant la présence de tous. Le nombre des musiciens salariés n’est pas fixe lui non plus, et les recrutements par le chapitre sont sans doute tributaires à la fois des déséquilibres des pupitres de semi-prébendés et de la nécessité d’instrumentistes. Ces derniers jouent principalement d’instruments aux tonalités graves (serpent, basson, basse d’archet).
Pour l’exécution des pièces en symphonie (notamment les grands motets), il est ponctuellement fait appel à d’autres instrumentistes extérieurs au personnel de la cathédrale. Musiciens et instrumentistes ne siègent pas dans les stalles, mais prennent place sur le « plancher » du chœur, autour du grand pupitre. Il y a également un organiste, qui ne fait pas partie du bas chœur au sens strict parce qu’il prend place à la tribune, située au portail méridional, puis au bas de la nef à partir de 1669. Sa fonction principale n’est pas d’accompagner les voix, mais de jouer en alternance avec elles.
Pour les processions, la cathédrale dispose aussi d’un orgue portatif.
L’exécution des pièces musicales est dirigée par le maître de musique, personnage central aux multiples attributions. Il compose lui-même une partie des œuvres qui sont exécutées durant les offices et il a la responsabilité des enfants de chœur, au nombre de dix au XVIIIe siècle. Les contrats d’embauche des maîtres insistent d’ailleurs surtout sur leurs responsabilités à l’égard des enfants. Celui de Fauchier (1709), par exemple, indique qu’il doit les « enseigner et instruire dans la pietté, vertu, cérémonies de l’églize et dans l’art de musique, déchant et faux bourdon […], leur donner leçons et instructions à ce nécessaires ». De plus, le maitre s’engage à « faire chanter en ladite église aux jours et solemnités ordinaires et extraordinaires en la manière accoutumée suivant l’usage d’icelle ». La prise en charge des enfants s’accompagne pour le maître de l’obligation d’habiter dans la « maison de la maistrize » où, d’après les inventaires dressés au moment de l’installation d’un nouveau maître, les conditions sont assez rudimentaires. Pour l’entretien des enfants, le maître perçoit des revenus du chapitre, en partie en nature, et se fait assister d’une servante. Toujours membres du clergé, les maîtres de la cathédrale de Clermont sont parfois recrutés localement, parfois aussi originaires d’autres régions, parfois éloignées. Les enfants de chœur sont recrutés vers l’âge de sept ans pour une durée de dix années, dans des milieux sociaux généralement modestes (artisans et commerçants de la ville, agriculteurs de villages avoisinants), ce qui signifie que la formation à la maîtrise leur permet d’acquérir un niveau scolaire supérieur à celui auquel les promettait leur origine. La maîtrise ne reçoit généralement qu’un seul élève nouveau par an, ce qui permet d’éviter l’inconvénient de plusieurs sorties la même année et donc d’avoir toujours une partie de l’effectif suffisamment formée pour participer aux offices et tenir la partie de « dessus » dans la musique. En corrolaire, le nombre des enfants en mesure de tenir cette partie n’est jamais très élevé si l’on considère que les plus jeunes en sont encore aux rudiments de l’enseignement musical et que la mue ne permet plus aux plus grands de chanter. Le plus souvent, le maître ne peut donc compter que sur quatre ou cinq enfants, au maximum, pour chanter des airs ou intervenir dans des duos avec les voix d’adultes ; certaines œuvres conservées, notamment de Grénon, attestent toutefois la virtuosité de certains des enfants.
Au total, l’effectif présent dans le chœur pour les offices est relativement conséquent, si chacun occupe sa place (ce qui n’est sans doute pas fréquent) : 28 chanoines, 12 semi-prébendés, une vingtaine de choriers, habitués et musiciens, le maître et 10 enfants, soit au total environ 70 personnes. Toutefois, pour la musique proprement dite, chaque pupitre est relativement réduit, conformément à la pratique de la plupart des cathédrales : 4 voix de basse, 2 de basse-taille, 2 de taille, 2 de haute-contre, plus 4 enfants environ.
Les mécanismes du recrutement
La présence de musiciens illustres à la cathédrale invite en préalable à se demander comment ils ont été recrutés s’ils sont extérieurs à la ville. Les choriers en effet prennent place dans le chœur après avoir grandi sous les yeux des chanoines, puisqu’ils ont pour la plupart été formés à la maîtrise, puis ont continué à participer aux offices des fêtes pendant leurs études avant de devenir habitués ou chapelains, en attendant d’obtenir une place de semi-prébendé. Mais les autres, quelles procédures leur permettent d’être agrégés au corps de musique de la cathédrale ? Certains, désireux de quitter un poste qu’ils occupent ailleurs, se portent candidats de leur propre mouvement lorsqu’ils apprennent qu’un emploi se libère. Ainsi, Chaptard, lui-même maître à Nevers, ayant appris que Collet – le maître en fonction – souhaitait se retirer, écrit en 1670 à un chanoine pour lui faire part de son souhait de lui succéder, en faisant valoir qu’il a été formé à la maîtrise de Clermont.
Dans d’autres cas, lorsqu’une place est vacante, les chanoines se mettent en quête de bons candidats en faisant jouer leurs réseaux dans diverses villes, et notamment à Paris. En 1714, un correspondant parisien du chapitre de Clermont répond au chanoine Meirand, qui lui avait signalé que le poste d’organiste de la cathédrale était à pourvoir, qu’il a « deux sujets en main dont on [lui] dit beaucoup de bien » et qui « ont servi dans des églises célèbres en province ». L’un d’eux, qui de surcroît bénéficie de fortes recommandations dans des églises parisiennes, semble particulièrement apte à la fonction ; pour aller plus avant dans la négociation, le correspondant parisien souhaite connaître, outre le montant des appointements prévus, les dispositions prévues pour le logement et les frais de voyage.
Il arrive même parfois que les chanoines de Clermont procèdent à un véritable débauchage de musiciens dont ils souhaitent s’attacher les services. Le recrutement de Louis Grénon comme maître de musique semble bien relever de cette catégorie : maître à la cathédrale du Puy, où ses rapports avec les chanoines s’étaient sérieusement détériorés, il abandonne brutalement son poste pour Clermont, avec à la clé une rémunération bien supérieure. Le contrat d’engagement de Fauchier en 1709. Extrait (AD P.de D., 3 G Sup, 35 d)
Des maîtres renommés, d’autres plus obscurs
Le recrutement du maître de musique fait l’objet d’une attention particulière du chapitre puisque l’éclat des cérémonies dépend en grande partie de ses talents de compositeur. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs des maîtres de la cathédrale soient des musiciens qui se sont acquis une solide réputation. Tel est le cas de Guillaume Bouzignac, né vers 1587, formé à Narbonne avant d’exercer dans de nombreuses villes (Angoulême, Grenoble, Bourges, Rodez) ; il est recruté à Clermont en 1643 et y demeure sans doute jusqu’en 1665 ; il fait partie des compositeurs les plus renommés du milieu du XVIIe siècle. Pierre Chenevillet, en poste peu après Bouzignac, est sans doute originaire de la région puisqu’on le rencontre d’abord à la collégiale d’Ennezat ; son parcours est mal connu, mais il s’agit vraisemblablement du compositeur de messes publiées à Paris par le célèbre éditeur Ballard. Georges Fauchier est le maître de musique qui resta le plus longtemps en poste à la cathédrale (32 ans) ; il arrive de Dijon au moment où Jean-Philippe Rameau, originaire de cette ville, est nommé organiste à Clermont. Auguste Vignot (ou Vignol), ancien enfant de chœur de Notre-Dame de Paris, passé par Orléans avant d’être nommé à Clermont, poursuit ensuite sa carrière à Tours ; ses compositions eurent leur heure de gloire puisqu’il fut joué à Paris, notamment au Concert spirituel. Louis Bachelier passe aussi de ville en ville, ce qui témoigne
de sa renommée (Orléans, Verdun, Clermont, Angers). Au cours de sa brève existence, Louis Grénon, originaire de Saintes, est successivement maître de musique au Puy et à Clermont, avant de finir sa carrière dans sa ville natale ; la découverte d’un fonds de partitions au Puy a permis de progresser dans la connaissance de ce compositeur, dont trois volumes d’œuvres pour l’église ont récemment été édités par le Centre de musique baroque de Versailles.
En plus de ces maîtres les plus réputés, d’autres exercèrent aussi à la cathédrale, sur lesquels les informations sont plus lacunaires : absence de compositions conservées, manque de renseignements sur le déroulement de leur carrière et les dates de leur présence à Clermont. Il arrive même que seules de rares pièces de comptabilité attestent qu’ils ont effectué un passage à la cathédrale, comme c’est le cas pour Lenoir en 1717. Autant dire qu’il est impossible de dresser une liste complète des maîtres de musique. Ce qui est certain, en revanche, c’est que leur recrutement est géographiquement large, ce qui inscrit la cathédrale de Clermont parmi les établissements recherchés par les meilleurs professionnels. Mais la fonction de maître fut aussi exercée à certaines dates par des musiciens locaux, issus du bas chœur, sans qu’il soit toujours possible de savoir s’il s’agit d’un choix délibéré du chapitre qui reconnaissait ainsi leur compétence ou d’une désignation à titre intérimaire. Dans le cas de Pierre Villenaud, qui occupe la charge de 1685 à 1691, il semble bien que les chanoines étaient pleinement convaincus du talent de cet ancien élève de la maîtrise puisqu’ils le cooptent ensuite parmi eux, honneur rarement conféré à un membre du bas chœur.
Quelques organistes
Le plus célèbre des organistes ayant exercé à la cathédrale est évidemment Jean-Philippe Rameau, engagé par le chapitre une première fois en juin 1702 pour 300 livres par an ; c’est alors pour le jeune
musicien son premier emploi fixe. Parti en 1706, il signe en 1715 un second contrat pour des appointements doubles et une durée théorique de 29 ans. Mais il quitte Clermont dans le courant de l’année 1721, de manière brutale et encore inexpliquée. Aucune composition de Rameau ne peut être rapportée de manière certaine à ses séjours à Clermont ; en revanche, il profita du second de ceux-ci pour écrire son Traité de l’harmonie, publié à Paris en 1722 et dont la page de titre le donne comme titulaire de l’orgue de la cathédrale, lors qu’il n’est déjà plus à Clermont à cette date. Des autres organistes, évidemment moins célèbres, qui ont occupé la tribune, on peut notamment retenir les noms de Jean Marchand (autour de 1680) ou d’Antoine Troubady-Desroches (qui signe un contrat d’engagement à Clermont en 1710 après avoir exercé à Rodez, mais part ensuite très vite à Bordeaux).
La hiérarchie des fêtes
L’usage du chant et de la musique dans le culte est réglé de manière très précise pour chacune des fêtes, comme en témoigne le Cérémonial, fort manuscrit de plus de 550 pages in-folio rédigé à partir de 1698 et conservé aux Archives départementales du Puy-de-Dôme. S’ouvrant par des indications générales sur la manière de célébrer les fêtes selon le degré (ou « rit ») qui leur est affecté, il s’attache ensuite longuement aux spécificités de chacune d’entre elles en suivant l’ordre du calendrier liturgique.
Les degrés, dont dépendent les formes de solennité qui accompagnent la célébration, sont à Clermont au nombre de neuf : les fêtes les plus importantes (Noël, Épiphanie, Pâques, Ascension…) sont dites « annuelles » (on en compte 10) ; puis viennent les fêtes « solennelles » (Circoncision, Trinité, Purification…, mais aussi Saint-Bonnet, Saint-Austremoine, Saint-Jean Baptiste, Saint-Jean l’Évangéliste…), au nombre de 25, rangées en deux sous-catégories.
En descendant l’échelle de la hiérarchie, on rencontre ensuite les « Doubles » de première classe, de seconde classe, les Doubles majeurs et mineurs, les Semi-doubles, et finalement les fêtes dites « Simples » (ou
« à trois leçons »).
À chacun de ces degrés est associé un apparat précis de solennité, en matière de luminaire, de décors (tapisseries et tentures) ou de paramentique (vêtements liturgiques). C’est aussi le degré qui règle les sonneries de cloches, les encensements ou les processions. De la même manière, la qualité des officiants dépend de la solennité : aux plus grandes fêtes, l’office est dirigé par les dignitaires du chapitre, aux jours ordinaires par des membres du bas chœur ; chacun d’eux est de service à tour de rôle (principe de « l’hebdomade »), mais doit céder sa place à un chanoine si une grande solennité survient durant la semaine qui lui est assignée.
Un usage réglé de la musique
Les pratiques musicales obéissent aux mêmes règles rigoureuses. Les jours ordinaires, seul le plain-chant est en usage ; puis, au fur et à mesure que le degré des fêtes s’élève, les ornementations se font plus nombreuses et plus variées, par l’emploi du faux-bourdon2 et du chant sur le livre3, ou encore par la pratique du chant en alternance avec l’orgue. La musique proprement dite – messes en musique et motets – n’intervient que pour les fêtes classées dans les plus hauts degrés (Annuelles et Solennelles), soit une trentaine par an, en plus des dimanches. L’orgue est sollicité pour les mêmes fêtes, mais aussi pour celles de Double majeur. En entrant davantage dans le détail, on relève des coutumes musicales propres à certaines fêtes, telles ces deux pauses musicales qui ponctuent la prédication du Vendredi saint, ou ce motet
chanté à l’élévation pour la fête de sainte Cécile, patronne des musiciens ; la Fête-Dieu et son octave revêtent aussi un éclat musical particulier. Sans qu’il soit besoin de multiplier les exemples, on constate qu’il n’y a nulle place pour la fantaisie dans l’emploi du chant et de la musique, qui est solidement encadré par les normes du cérémonial. Les compositions que propose le maître de musique doivent évidemment se plier à toutes ces règles : destinées à un nombre limité de fêtes, elles doivent aussi être adaptées à la durée qui leur est dévolue dans le déroulement des offices.
Toutefois, au fil du temps, le nombre des jours où il est donné d’entendre des compositions polyphoniques, et notamment des motets, s’accroît progressivement, en raison des fondations pieuses, qui bouleversent d’une certaine manière la stricte hiérarchie des solennités prévue par le cérémonial. La notion de fondations pieuses est généralement associée aux services (messes, oraisons diverses) qu’un testateur prescrit pour le repos de son âme, à des dates régulières (souvent l’anniversaire de son décès), contre la remise d’un capital produisant des intérêts à perpétuité. Mais il existe une seconde catégorie de fondations, purement motivées par la dévotion ; lorsqu’un notable, laïc ou plus souvent ecclésiastique, estime que le culte rendu à un saint (ou à un mystère de la vie du Christ ou de la Vierge) ne revêt pas une solennité
suffisante, il peut léguer une somme d’argent qui permettra chaque année de donner davantage d’éclat à la fête correspondante.
Souvent sa demande prend la forme d’un salut du Saint-Sacrement, cérémonie vespérale de forme souple puisqu’elle n’est pas codifiée par les livres liturgiques, et qui comporte ordinairement, en plus de diverses oraisons, le chant d’un ou plusieurs motets. Une fois acceptée par le chapitre, la fondation doit être exécutée annuellement à perpétuité. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, des saluts sont ainsi fondés tous les jours de l’octave de la Fête-Dieu, ainsi que pour les fêtes de l’Invention de la Croix, de l’Assomption ou de saint Jean Baptiste. Mais les fondations peuvent aussi prévoir que soient chantées des messes en musique, comme c’est le cas le jour de la Conception de la Vierge, à l’initiative cette fois d’une confrérie, celle des tisserands.
Des rôles différenciés pour les membres du corps de musique
Les usages musicaux différant selon les fêtes, la mobilisation des diverses composantes du corps de musique est elle aussi variable. Les semi-prébendés, qui accompagnent les chanoines dans le plain-chant, sont présents à tous les offices, de même qu’une partie au moins des choriers. Les musiciens proprement dits, en revanche, ne prennent place au chœur que pour les fêtes les plus élevées, lorsque le cérémonial prévoit que soient données en musique une messe ou des parties de l’office, telles que les hymnes ; évidemment, ils sont aussi présents dès qu’un motet est à chanter. Mais le partage des tâches est moins simple qu’il n’y paraît en première approche. Les semi-prébendés, on l’a dit, ont aussi les compétences nécessaires pour tenir une partie vocale dans les œuvres polyphoniques ; leur statut leur confie d’ailleurs explicitement cette tâche, et il semble bien que ne soient recrutés des musiciens salariés que pour compléter l’éventail des voix des semi-prébendés. Pour chanter la musique, ces derniers doivent alors quitter leurs stalles pour rejoindre les autres musiciens sur le plancher du chœur, auprès du grand pupitre. Or, à plusieurs reprises, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, cette obligation de « descendre de leurs stalles » est contestée par les semi-prébendés, qui refusent alors ostensiblement les parties de musique que leur tend le maître. Ces conflits sont bien documentés puisque les chanoines convoquent alors notaires ou huissiers à l’office pour dresser un procès-verbal des comportements des uns et des autres.
Les semi-prébendés justifient ordinairement leur attitude par leur refus de se trouver ainsi mêlés à des musiciens laïcs, itinérants, de moralité douteuse ; une telle promiscuité, expliquent-ils, est contraire à leur état : n’ont-ils pas la qualité de « chanoines » ? Lorsqu’il leur faut s’expliquer davantage, notamment lorsque le chapitre porte l’affaire en justice, ils argumentent que leur fonction est le plain-chant, qui n’est qu’une « partie » de la musique. De leur côté, les chanoines ne voient qu’insoumission dans l’attitude des semi-prébendés, qui doivent s’en tenir à leur statut, et donc à l’obligation de participer à la musique. Les textes que produisent les chanoines à l’occasion des conflits montrent clairement que leur fermeté s’explique principalement par des motifs financiers : le revenu des semi-prébendés ne varie pas quelles que soient les tâches qu’ils accomplissent alors que, s’ils ne tiennent pas leur partie dans la musique, il faudra recruter davantage de musiciens gagistes.
Comment expliquer de telles situations de tension entre le chapitre et les semi-prébendés ? Deux réponses au moins peuvent être apportées. La première est celle d’un durcissement général des relations entre les chanoines, soucieux de mieux marquer leur autorité et leur supériorité, et leurs dépendants ; l’hypothèse est confirmée par le fait que les litiges s’étendent à d’autres domaines que celui de la musique, un peu comme si un vieux système de relations plutôt paternalistes se dégradait progressivement lorsqu’on s’achemine vers la fin de l’Ancien Régime. D’autre part, une seconde explication se situe dans les pratiques mêmes de la musique, qui occupe une place croissante dans le culte à partir du XVIIe siècle, notamment avec la vogue des motets. Les chanoines désirent que les offices de Clermont ne brillent pas moins que
ceux des autres cathédrales de l’éclat de la musique polyphonique. Mais celle-ci coûte très cher par rapport au plain-chant, en raison de la diversité des tessitures requises et de la nécessité d’un accompagnement instrumental. La solution la plus économique consiste donc à accroître la charge des semi-prébendés, qui certes possèdent la formation requise mais n’étaient pas accoutumés à être autant sollicités pour cette fonction, et qui attendraient aussi la contrepartie d’une rémunération supplémentaire, ou du moins d’égards qu’ils ne réussissent pas à obtenir. Le développement de la musique figurée, qui tend à introduire une augmentation des dépenses affectées au culte, est un phénomène commun à toutes les cathédrales à cette époque. Partout aussi, les chanoines cherchent à contenir l’inflation de cette dépense, soit par des solutions proches de celle de Clermont, parfois par d’autres moyens comme la réunion des revenus des chapellenies en une bourse commune permettant la rémunération de musiciens.
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L’étude des pratiques musicales à la cathédrale met donc en évidence leur vitalité. Pour accroître la beauté des cérémonies, on compose, on recrute des maîtres et des interprètes, on forme des enfants. Les aspects sociaux que met au jour cette étude de la musique ne sont pas les moins intéressants : on voit le chœur s’animer par la présence des acteurs du culte, qu’il s’agisse des chanoines eux-mêmes ou de leurs multiples dépendants, structurés en divers groupes aux fonctions différenciés, qui défendent chacun leurs intérêts propres. Du coup, cette petite société qu’unit la célébration des offices apparaît comme traversée de tensions et de conflits, comme n’importe quel autre groupe humain. Dans un autre registre, l’étude des pratiques musicales constitue une porte d’entrée pour l’analyse du cérémonial, en invitant à examiner attentivement, de manière très concrète, les indications sur la hiérarchie des solennités et sur le déroulement des offices. On constate alors rapidement que la musique polyphonique est d’un usage finalement limité puisqu’elle constitue le moyen de distinction des grandes fêtes. Mais divers indices (accroissements de solennité par les fondations, recherche de maitres de musique renommés, conflits qu’engendre l’obligation faite aux semi-prébendés de « descendre de leurs stalles »), témoignent aussi qu’un lent mais puissant mouvement d’essor de la musique polyphonique est en cours, fondé sur la conviction de son aptitude à émouvoir les cœurs, ce qui lui vaudra parfois le reproche d’être trop semblable à celle que l’on entend sur les scènes profanes, notamment à l’opéra.
Orientation bibliographique
Hippolyte Simon (dir.), Clermont, l’âme de l’Auvergne, Strasbourg, La Nuée bleue (coll. « La grâce d’une cathédrale »), 2014.
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Nathalie Da Silva, Le chapitre cathédral de Clermont et l’opus Dei au XVIIIe siècle, mémoire de maîtrise, Université Blaise-Pascal, 1992, 2 vol. dactylographiés.
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Bernard Dompnier (dir.), Les bas chœurs d’Auvergne et du Velay. Le métier de musicien d’Église aux XVIIe et XVIIIe siècles, Clermont-Ferrand, PUBP, 2010.
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Orphée en Auvergne : Rameau organiste, catalogue d’exposition du musée Bargoin, Clermont-Ferrand, Conservation des musées d’art, 1983.
Louise Welter, « Quelques précisions sur le second séjour de Rameau à Clermont, en qualité d’organiste », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, LXXI, 1951, p. 62-64.
Louise Welter, « La vie du chapitre cathédral de Clermont au XVIIIe siècle », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, LXXII, 1952, p. 69-88.
Louise Welter, « Le chapitre cathédral de Clermont : sa constitution, ses privilèges », Revue d’histoire de l’Église de France, 41, n° 136, 1955, p. 5-42.
1. [ On désigne par « chant » le plain-chant et ses diverses variantes, et par « musique » la musique « mesurée » (notes inégales), écrite à plusieurs parties (polyphonie), le plus souvent avec accompagnement instrumental.] title= »Retour à la note 1 dans le texte » href= »#ref1″>↩;